L’idée n’est pas nouvelle, mais elle refait surface avec une intensité renouvelée : enrichir les farines de blé en acide folique, la forme synthétique de la vitamine B9, pour prévenir certaines malformations congénitales graves. Cette recommandation, émise récemment par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), vise en particulier les anomalies de fermeture du tube neural (AFTN), qui peuvent affecter le développement du cerveau et de la moelle épinière du fœtus.
Selon les données de santé publique, ces anomalies concernent environ 1 grossesse sur 1 000 en France. Si plusieurs facteurs sont en cause (génétiques, environnementaux, métaboliques), l’un d’entre eux fait consensus : l’insuffisance d’apport en folates chez la mère, en particulier en période préconceptionnelle.
L’Anses recommande désormais un apport quotidien de 600 microgrammes de vitamine B9 dès quatre semaines avant la conception et jusqu’à la fin du premier trimestre de grossesse. Pourtant, les chiffres montrent que ces recommandations ne sont suivies que par moins d’une femme sur trois.
Pourquoi cibler les farines ?
Les apports alimentaires en folates dépendent de la consommation de produits riches en B9 : légumes verts, agrumes, œufs, fromages… Mais ces habitudes varient considérablement selon le niveau d’éducation, l’âge, ou encore la situation sociale des femmes. Or, dans le contexte français, la majorité des grossesses ne sont pas planifiées, ce qui complique toute stratégie de supplémentation ciblée à temps.
C’est là que l’enrichissement des farines entre en jeu : intégrer l’acide folique dans un aliment de consommation courante permettrait d’agir à l’échelle de la population générale, sans dépendre d’un suivi médical ou d’une prise en charge individuelle. C’est déjà le cas dans plus de 80 pays, dont les États-Unis, où cette politique est appliquée depuis 1998. Résultat : baisse de 35 % des cas d’anomalies du tube neural, selon les données du Centers for Disease Control and Prevention (CDC).
Des bénéfices bien documentés
Les effets positifs d’une telle mesure vont au-delà de la prévention des malformations congénitales. Plusieurs études scientifiques suggèrent que l’acide folique aurait également un rôle protecteur sur :
- les maladies cardiovasculaires, en réduisant l’homocystéine, un acide aminé lié au risque d’infarctus ;
- les accidents vasculaires cérébraux (AVC) ;
- le déclin cognitif, notamment dans le cadre de la maladie d’Alzheimer ;
- certains types de cancers.
Des arguments solides, qui renforcent l’idée que cette intervention nutritionnelle pourrait générer un impact de santé publique significatif, à condition d’être bien encadrée.
Mais un effet systémique qui interroge
Cependant, enrichir un produit aussi largement consommé que la farine pose une question essentielle : comment éviter de sur-exposer une partie de la population qui n’en a pas besoin, voire pour qui cela pourrait être néfaste ?
Le Pr Sébastien Czernichow, nutritionniste hospitalier, rappelle que l’objectif est clair : protéger les femmes en âge de procréer. Mais une fois l’enrichissement mis en place, c’est l’ensemble de la population qui sera exposée, y compris les enfants, les hommes, les personnes âgées… Cela soulève un débat éthique et médical : peut-on accepter un bénéfice ciblé s’il s’accompagne d’un risque diffus et potentiellement méconnu ?
Des risques identifiés mais mesurés
Parmi les effets secondaires possibles, certains sont bien documentés. Le principal concerne les personnes déficientes en vitamine B12 : un excès d’acide folique peut masquer les signes hématologiques du déficit en B12, retardant ainsi le diagnostic, alors même que les atteintes neurologiques progressent silencieusement jusqu’à devenir irréversibles.
D’autres travaux, comme ceux publiés dans le Journal of Nutritional Biochemistry, ont mis en évidence des interactions immunitaires négatives, notamment chez les personnes âgées. En laboratoire, une surdose chronique pourrait affaiblir la réponse immunitaire face à certaines infections virales.
Enfin, comme pour toute supplémentation massive, des effets digestifs secondaires sont possibles : nausées, diarrhée, constipation, brûlures d’estomac, en particulier chez les personnes combinant l’acide folique avec d’autres compléments alimentaires.
Une décision à l’équilibre délicat
La question de l’enrichissement des farines en acide folique soulève donc une tension classique en santé publique : faut-il exposer tout le monde à un faible risque pour prévenir une issue grave mais rare ?
Sur le plan technique, l’opération est faisable, peu coûteuse et son efficacité a déjà été démontrée à grande échelle. Mais son acceptabilité dépendra de la transparence de l’information, de la surveillance des effets secondaires à long terme, et surtout, de la confiance du public envers les autorités sanitaires.
En somme, enrichir les farines en acide folique pourrait devenir un levier puissant de prévention, à condition de rester maîtrisé, ciblé et accompagné d’un suivi scientifique rigoureux. Un sujet où la rigueur des données doit prévaloir sur l’émotion, pour que la protection des plus vulnérables ne se fasse jamais au détriment de l’équilibre collectif.